Les hussards ne meurent pas dans leur lit
Que reste-t-il de Sunsiaré de Larcône ?
Peut-être cette vieille photographie en noir et blanc, prise en 1958, un essayage de jupe, avec les arbres des jardins du Palais-Royal sagement rangés au garde-à-vous derrière elle, telle une allée de cimetière et cet étrange personnage en cape noire... La mort, déjà?
Mains derrière le dos, jambes en équerre, elle domine un sol vierge, un port à la fois altier et mutin, une grâce d’héroïne médiévale, prête pour la conquête du monde.
Elle est modèle pour Balenciaga.
Elle a vingt-cinq ans, un mari, Ariel Casalis des Baux, et un fils, Caryl.
Sa passion, c’est la littérature, une passion exaltée, juvénile, obstinée. Fascinée par Julien Gracq, elle a du goût pour les enchantements et les étrangetés romanesques.
Son nom, mêlant un prénom indien et un patronyme espagnol, claque comme un étendard, ni faux ni vrai, arrangé, emprunté.
Une Aston-Martin DB4 GT file à toute vitesse vers l'Eure sur l'autoroute de l'Ouest.
C’est la nuit du 28 au 29 septembre 1962.
C’est la fin de la guerre d’Algérie, l’irruption du yé-yé, la vogue du twist, Juan Carlos épouse de Sophie de Grèce, le Nobel de littérature est attribué à John Steinbeck, Marylin Monroe chante pour l’anniversaire du président Kennedy, Adolf Eichman est exécuté en Israël, une junte militaire prend le pouvoir en Birmanie, le pianiste Alfred Cortot meurt à Lausanne, Mary Quant invente la minijupe, Jean XXIII inaugure le concile Vatican II, Norodom Sianouk est nommé premier ministre au Cambodge, la crise des fusées à Cuba est à deux doigts de provoquer une troisième guerre mondiale et de Gaulle sort indemne d’un attentat au Petit-Clamart…
Dans la puissante voiture de sport, Sunsiaré est heureuse.
Elle vient de publier son premier roman chez Gallimard, dans la prestigieuse Collection blanche :
La messagère.
A ses côtés, Roger Nimier, qui aime inviter de jolies femmes à faire une virée en décapotable. Ils se connaissent à peine depuis trois semaines. Elle est follement éprise de lui. Ce soir là, visiblement, Roger laisse le volant à Sunsiaré qui adore conduire pieds nus.
Roger Nimier est un écrivain de droite, enrôlé dans les Hussards, en un temps où il est du plus grand chic d’être un compagnon de route des communistes. Avec Antoine Blondin, Jacques Laurent et Michel Déon, il s’oppose aux existentialistes et aux intellectuels engagés qu’incarne Jean-Paul Sartre. Anticonformistes, ils refusent les modes, se distinguent par un style cinglant, rapide, teigneux, et le goût des causes perdues.
Il se dit vaguement monarchiste, encense Maurras ou Bernanos.
Il pratique la provocation à outrance dans une société qu’il juge prévisible, assommante et anonyme ; invité dans des dîners, richelieus bien lustrés au pied et plis au bas du pantalon plutôt bien coupés, il pisse, désinvolte, dans le piano de la maîtresse de maison, carbure au champagne, adore les cabriolets anglais, les Jaguar, les Delahaye, magnum de Bollinger à la main et pied au plancher, raconte aux jolies filles qu’elles sont des héroïnes de Stendhal, se couche à l’aube, parfois fait le coup de poing, cultive le canular et la nostalgie, suit avec passion le Tournoi des 5 Nations et boit au bar du Ritz avec mademoiselle Chanel un vin blanc pétillant de Neufchâtel.
Lorsque on lui demande pourquoi il achète des voitures aussi puissantes, il répond :
« Ce sont elles qui m’achètent, quand je les vois… »
Cela avait commencé avec une Peugeot Darl'mat, puis étaient venues des Delahaye, des Jaguar et des Aston-Martin.
Des voitures beaucoup trop rapides pour rouler sur les vieilles routes de la France d’avant, d’autant que les écrivains ne sont jamais des gens très prudents, sinon ils ne seraient pas écrivains.
Peu avant La Celle-Saint-Cloud, près de Vaucresson, l'Aston-Martin s’engage à plus de cent soixante sur le parapet du pont qui enjambe le carrefour des RN 307 et 311, sur la gauche de la chaussée direction province. Soudain, le cabriolet fait une embardée en amorçant un « freinage à mort », fauchant sept énormes bornes de béton avant de s’écraser contre le parapet du pont.
Roger, Paul, Léon Nimier de la Perrière, écrivain de nationalité française, meurt durant son transfert à l’hôpital, et Suzy Durupt, connue sous le nom de plume de Sunsiaré de Larcône, décède le lendemain.
Une mort insolente, atroce, effrayante.
La célèbre photographie parue dans Paris-Match où les deux amants à la morgue ressemblent, selon la formule de Julien Gracq,
« aux gisants des anciens tombeau. »
Un mois plus tôt, Roger Nimier a mis en exergue de son
D’Artagnan amoureux une phrase de Madame de Sévigné :
« Cette belle jeunesse où nous avons souvent pensé crever de rire ensemble. »
Il y proclame :
« Il n’y a que les routes pour calmer la vie. »
Au Père-Lachaise, Sunsiaré de Larcône est des plus discrètes.
Son nom ne figure dans aucune publication sur le cimetière.
Personne ne s’arrête devant la plaque où ses cendres sont déposées (case 20945).
Son mari, Ariel Casalis des Baux, est tué par un taureau lors de la féria de Nîmes en 1975.